REGARDS ET ARTICLES
Eprouver
le monde

Texte de Pierre Wat : (introduction du livre Saint-Briac)
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« La mer, la mer, toujours recommencée ! »
Paul Valéry, Le Cimetière marin
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Certains artistes courent derrière le nouveau, cherchant dans la rencontre avec l’inconnu l’étincelle créatrice. D’autres, et Jean-Pierre Blanche est de ceux-là, ne peuvent peindre que ce qu’ils connaissent. Leur art est le fruit d’une longue intimité, où la vitesse n’a pas sa place, car c’est seulement à l’échelle d’une vie qu’une telle imprégnation, faite de tant et tant de retours au même, s’obtient à la façon d’une lente et profonde sédimentation. Sans doute faut-il rajouter que, si Blanche ne peint que ce qu’il connaît, il ne parvient en réalité à connaître que ce qu’il peint. Inutile de tenter de démêler ici ce qui, chez lui, n’est qu’une seule et même chose : la peinture comme relation au monde.
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C’est parce que l’artiste a foulé des années durant ces quelques chemins bretons, c’est parce qu’il a parcouru à pied, inlassablement, ce périmètre délibérément restreint, que Blanche a éprouvé et maintenu toujours vif le désir de peindre un paysage devenu sien. Mais c’est aussi parce qu’il a arpenté ces chemins, regardé cette grève, scruté la mer derrière les arbres en ayant à chaque fois son œil, son crayon et ses pinceaux comme uniques guides, qu’il a pu ainsi, par le travail de son art, donner forme et intelligibilité à cette intimité qu’il éprouvait lors de son cheminement.
La façon dont le corpus breton s’organise au sein de l’œuvre de Jean-Pierre Blanche, laquelle s’est toujours construite sur une passion des lieux dont son art dresse la cartographie, est éloquente. C’est l’homme autant que le peintre, l’homme pris dans cette aventure existentielle que l’on nomme peinture, que l’on suit pas à pas. Chemins, palissades, cabanes, plage, arbres, île, marée basse, perron, fenêtre… Ces mots désignent chez lui moins des motifs que des points de vue : des manières de regarder le monde et de se demander ce que voir peut bien signifier. Que vois-je, en effet, et comment vois-je lorsque je me tiens, immobile, sur ce seuil qu’est une fenêtre ouverte ? En quoi une telle expérience diffère-t-elle de ce que j’aperçois lorsque, marchant sur un chemin, la mer m’apparaît, au loin ? Chez Blanche, voir c’est rencontrer. Le monde ne se donne qu’à celui qui va vers lui et sait, par la couleur comme par le trait, se frayer un chemin vers son altérité. Son travail raconte cela : cette tension entre le proche, qui fait obstacle, et le lointain, qui fuit et aimante le regard. Quelque chose se donne, l’arbre qui est là, la palissade qui borde le chemin. Ils sont le proche, la première rencontre qui révèle et voile en même temps cet horizon qui résiste à toute atteinte. L’altérité demeure, même aperçue. Le monde visible est comme cette mer qui vient puis s’en va : marée haute, marée basse. Ce que je rencontre me quitte bientôt, avant de revenir. Tout est toujours à recommencer, hélas, dieu merci… C’est la condition du peintre.
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Nul regret de ce qui s’échappe, chez Jean-Pierre Blanche, mais un émerveillement à jamais intact : une joie devant l’insaisissable que la pratique de son art maintient toujours à vif. L’artiste ne peint pas pour s’approprier le monde, mais pour en célébrer la puissance d’apparition. La mer est une énigme, comme l’arbre et le rocher. Connaître n’est pas une activité savante et rationnelle, mais une expérience sensible. Il s’agit de se mettre à l’épreuve du monde : d’en éprouver la présence.
De cela, de ce rapport sensible, tactile, entre l’artiste et ce qu’il voit, chaque tableau, chaque dessin de Jean-Pierre Blanche vient porter témoignage. Prenons quelques-unes de ses œuvres où c’est la mer qui est l’objet et la force motrice de sa méditation. D’un tableau l’autre, le peintre propose à chaque fois – parce qu’il l’éprouve ainsi – une autre manière de sentir, c’est-à-dire de nous faire éprouver à notre tour la texture du monde telle que, par son art, il l’a connue. La peinture, bien sûr, est affaire de regard, mais aussi et tout autant de corps cheminant, de corps éprouvant, de corps peignant. C’est cela que Blanche comprend et nous fait comprendre : cette expérience sensible dans laquelle, en chemin vers un lointain inaccessible, nous sommes touchés par cet horizon qui nous attire, comme par le plaisir d’aller à sa rencontre, dans une pérégrination sans autre fin que celle de notre vie.
Pierre Wat
Juin 2024

« Lorsque Jean-Pierre Blanche apprit à écrire son nom avec une plume Sergent-Major sans faire de pâtés, il fit son premier dessin de grande personne mais il ne le savait pas...
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On connait la suite : au lycée le compotier à la mine de plomb, aux Beaux-Arts, la Vénus de Milo puis l’académie au fusain sur papier Ingres.
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Dans cette éducation « à la dure », conduite au fil à plomb, l'apprentissage du dessin se confondait étroitement avec la poursuite de la ligne, la recherche du contour. Il était non seulement « la probité de l'Art » mais constituait une entité que l'on pouvait opposer à la peinture.
Mais le temps, et sa fille l'Histoire, ont fait bouger les choses ; et tout particulièrement en ce cas un artiste tel que Jean-Pierre Blanche. On ne peut dire en effet face à ses œuvres, ces grands dessins d'arbres et de végétaux — le cèdre, les marronniers de Pont Rout aperçus par la fenêtre, les oliviers — si Jean-Pierre Blanche dessine ou peint. La magie de leur texture, leur liberté et leur rigueur font que certains d'entre eux, pourtant exécutés avec un même outil, sur un même support, prennent les couleurs des saisons. Chauds, froids, les gris intenses ou subtils nous font oublier le fusain ou la pierre noire dont ils sont issus pour être les témoins de nos heures et de nos émotions.
Face à ces dessins disparaissent les catégories, au travers desquelles d’aucun voudraient encore demeurer fidèles, alors qu'ils nous conduisent au bonheur et à la liberté ».
Vincent Bioules
Novembre 2000
SOUVENIR DE JEAN PIERRE BLANCHE

J’ai rencontré Jean Pierre Blanche il y a vingt ans et nous avions échangé vingt minutes…
Pourquoi cet artiste a-t-il autant compté pour moi depuis ? J’avais toujours conservé la carte de l’expo de Saint Briac en 2003. Décidément il y a des signes puisque je le retrouve à l’occasion d’une exposition hommage, donc forcément posthume, donc avec une nouvelle ferveur emprunte d’une sorte de piété et d’une profonde tristesse…
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Je redécouvre cet artiste rare, rare dans notre région et rare comme le sont les personnes exceptionnelles, qui a fait de son art (le pastel essentiellement) un mode d’expression qui atteint une sorte de perfection formelle. Cet art tout de sensibilité maitrisée nous touche au plus profond comme un poème de Paul Jean Toulet ou une musique de Debussy. Nous partageons avec lui cette extrême pointe de l’émotion qui entoure l’évocation de certains paysages que seule la lumière désigne à notre admiration, à notre dilection. Ici, le peintre n’a pas son pareil pour nous faire adhérer à une vision très intimiste de la nature, que ce soit un paysage ou une marine…
Il possède une technique qui est aussi un don de peindre dans un continuum parfait la terre et le ciel, la minute écoulée et celle qui lui succède. Il n’est pas un peintre de l’éclat mais un magicien des nuances atmosphériques les plus fines et qui n’est jamais aussi excellent que lorsqu’il met en scène l’épuisement de la lumière et aussi son scintillement.
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Peintre des heures tardives par définition, il est le chantre - très romantique- de la fin du jour, de l’heure exquise encore chargée de la présence du jour mais qui s’estompe pour déjà devenir un souvenir. Tant de beauté confond parce qu’elle est nimbée d’une immense humanité.
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Les couleurs extrêmement fondues sont comme du velours, douces, effrangées, paisibles. Toute cette matière semble assoupie et ne demande qu’à se réveiller par le surgissement sur une toile où la mer est représentée d’un petit voilier ou du sillage d’un puissant hors-bord. La tension opère magnifiquement entre « l’éternité » d’un moment d’une grande plénitude et le jaillissement de la vie par un mouvement quelconque.
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Jean Pierre Blanche est le peintre d’un impressionnisme intimiste, expression qui avait été choisie à propos d’une exposition dans quatre musées du nord en 2014 autour du peintre Le Sidaner et de son entourage.
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Impressionnisme, Symbolisme, Nabi, Japonisme… notre peintre est bien l’héritier de tous les courants de la fin d’un siècle qui ont porté la peinture vers une sorte d’achèvement comme un grand Nocturne de Chopin, que l’on découvre ou redécouvre aujourd’hui à travers ce travail magnifique qu’il n’a cessé d’opérer sur la lumière.
Yves Bouëssel du Bourg
Saint-Briac, le 20 août 2023
« Jean-Pierre Blanche est un peintre, un poète de l'espace. Il y a dans tout ce qu'il fait une luminosité tranquille, des ombres transparentes, un rayonnement non pas de caprice, mais de méditation.
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Blanche connait le sens des lignes, la force d'une verticale, le tranchant d'une oblique, et repartit avec discernement leur position dans l'espace. Aussi, parvient-il à empreindre de mystère les plus simples éléments. Sa palette, à la fois sourde et lumineuse a une tonalité de gammes en majeur et en mineur, des gris finement translucides, des noirs d'une brillante sonorité. J'aime ses mauves de premier matin, ses bleus à légères vibrations.
Il y a, dans les surfaces peintes par Jean-Pierre Blanche quelque chose de verméérien. Je ne sais quelle immobilisation du temps dans l'espace. J'y devine les recherches, les interrogations, les suggestions, les possibilités, les omissions volontaires qu'elles se trouvent recouvrir.
Pour Jean-Pierre Blanche, l'objet est un prétexte à mille conceptions. Il le regarde, le médite, y incorpore sa propre identité spirituelle, le tourne, le retourne, le reprend. Cela explique pourquoi l'artiste peint par thèmes. La route et son tracé perdu dans l'infini, la mer et son tumulte sont des données qui le sollicitent. Son thème est ici la fenêtre dans laquelle il situe son observation, son imagination, son rêve en une large synthèse. Pour Jean-Pierre Blanche, la fenêtre est l'ouverture sur le large, la charnière entre de dedans et le dehors, le passage de l'en-deçà à l'au-delà : Elle est le fait pictural ».
Pierre Courthion
1976

« (…) Et voici qu'en ce jardin s'ouvre un autre jardin dont le jardinier est un peintre. Jean-Pierre Blanche - qui naguère sut à merveille interroger le désert et la mer - est ce jardinier qui a choisi le clair velours du pastel, source de neuves harmonies, de signes et de rythmes foisonnants, pour mieux débusquer le secret. Et c'est justice que l'humble maison où Vallier rangeait ses bêches et ses râteaux en soit le cadre, sanctuaire de ce plain-chant que le peintre, sans doute captif d'une sorte de "ravissement", nous offre telles des confidences, demeurant pourtant à l'affût des jeux de la lumière, des zébrures, des giclées, des tremblements, toujours en éveil dans la contemplation même.
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Ce peintre aujourd'hui a traversé le miroir du temps, s'est perdu dans les sous-bois, au gré des saisons, en suivant le fil magique qui relie les sentiers en quête de l'esprit, souffle invisible sur ces halliers où les enfouissements, les entrelacs, les mailles du feuillage, la dentelle des ramilles, le frémissement silencieux des verts qui sont des bleus, la jubilation de la rouille, sont des révélations, où l'ombre n'est que l'autre visage du soleil. Les formes, transfigurées par les effluves du printemps, la bise d'hiver, les bouffées de l'été, le vermeil de l'automne, jalonnent les pistes croisées, les enchevêtrements, les dédales ; et l'œil du peintre qui, tel Argus, en a cent, remet à chaque pas feutré, en question, la perception des apparences qui sont les masques du réel. Au terme, l'œuvre est l'apothéose du secret.
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Des oiseaux pépient, jasent, sifflent, gazouillent, dans la fragrance de plantes solaires. Sur les rares clairières où se pose, telle la pruine d'un fruit, le voile impalpable de la respiration d'une âme, tout apparaît originel, comme dans l'aube primordiale, mais de quelle fragilité, jusqu'à la danse de la lumière dans les fétuques, en ce paradis perdu mais retrouvé dont les arcanes mènent à l'envoûtement qui est, nous révèle Jean-Pierre Blanche, la forme suprême de l'hommage ».
Frédéric Jacques Temple
1993